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  Le premier de cordée et l’accroissement des inégalités

vendredi 2 février 2018, par François Saint Pierre

Emmanuel Macron a habilement mélangé la hiérarchie quasi de droit divin du patronat et la méritocratie républicaine pour créer une métaphore qui explicite sa vision hiérarchique de la société. Grâce à ses talents et à son travail le premier de cordée permet à toute la société, y compris les plus pauvres, de progresser. Il est donc normal de l’encourager et de lui octroyer quelques avantages, car, sans élites toute la société serait pénalisée. La moindre critique à cette proposition vaut d’être classé dans le camp des populistes. C’est en fait la reprise de la thèse du philosophe John Rawls exposée dans La théorie de la justice : une inégalité peut être juste s’il n’y a pas de perdants. Le capitalisme financiarisé n’a rien à faire de l’égalité, mais grâce à l’accroissement du PIB et un zeste de théorie du ruissellement, il peut même, sur ce point, se fabriquer à peu de frais une bonne conscience. Les études qui confirment l’accroissement des inégalités peuvent s’accumuler, elles n’ébranlent en rien la certitude affichée par la plupart des politiques : les inégalités sont ennuyeuses mais ne remettent pas en cause notre modèle de société et encore moins les choix politiques.

Les inégalités peuvent se creuser par le bas avec une accentuation de la pauvreté et par le haut en raison d’une explosion des gains des plus fortunés. Dans nos démocraties libérales représentatives, beaucoup expriment le souhait d’affaiblir fortement les politiques de redistribution, qui sont accusées de plomber la compétitivité des entreprises et d’alourdir la dette, mais en raison des résistances sociales, c’est surtout par le haut qu’elles augmentent. En effet à cause des risques politiques, il est difficile de déconstruire franchement l’État-providence, cependant comme les bénéfices de la croissance vont depuis quelques années à une toute petite minorité, les politiques sociales s’anémient, les biens communs et l’offre de services publics gratuits diminuent et cela induit la stagnation du pouvoir d’achat des plus pauvres et des classes moyennes. En revanche, il suffit de quelques mesures fiscales généreuses pour que, même en période de crise économique, les riches deviennent, année après année, de plus en plus riches.

Si le conservatisme de droite ou les théories libérales ne se préoccupent pas trop de l’égalité, l’idéal démocratique s’appuie fortement sur l’idée que nous sommes tous égaux vis-à-vis de l’exercice de la responsabilité politique. Et la devise républicaine ajoute une exigence de fraternité, signifiant qu’il s’agit non seulement d’une d’égalité de droits, mais aussi d’une volonté de réduire les inégalités de fait. Pour autant la plupart des idéologies politiques qui sous-tendent l’action des partis ne semblent pas trop se soucier des nombreuses inégalités que l’on trouve au niveau de l’humanité et dans tous les pays, dont le nôtre. Comme si les inégalités entre les territoires, entre les hommes et les femmes, entre les classes sociales n’étaient que la conséquence d’un modèle social très hiérarchisé, mais globalement avantageux, que l’on veut bien améliorer à la marge, mais pas remettre en cause.

Homo sapiens avait des capacités cognitives et artistiques équivalentes aux nôtres, pourtant il a mis longtemps pour "inventer" la richesse et les inégalités. Les sociétés de chasseurs cueilleurs pour la plupart n’avaient pas de problèmes de stockage et elles faisaient pour le lendemain confiance aux ressources de la nature. Ces sociétés étaient peu hiérarchiques et fonctionnaient sur le mode du partage et de la coopération. Leur modèle familial est considéré par une majorité d’anthropologues comme étant basé sur une famille nucléaire souple et égalitaire où la séparation des tâches n’était pas corrélée à une forte hiérarchie des sexes.

Le développement du stockage, devenu une nécessité au moment du néolithique en raison du passage à une société basée sur l’agriculture et l’élevage, a induit l’avènement du concept de propriété privée. La nécessaire organisation sociale liée à ces nouvelles conditions de vie s’est faite sur un mode hiérarchique articulé avec le prestige de la fortune accumulée. C’est aussi à ce moment de notre histoire que les systèmes familiaux patrilinéaires se sont développés. Le passage aux grandes cités fortement structurées s’est traduit par une très forte augmentation des richesses et des inégalités. Ces modèles d’organisation sociale hiérarchique et inégalitaire ont été confirmés par la révolution industrielle, et récemment la financiarisation du monde, favorisée par le numérique, a fait exploser les écarts de richesse. Les inégalités sont donc considérées par l’idéologie dominante comme le prix à payer pour faire vivre l’économie de marché, qui s’appuie sur un système productif efficace et une consommation soutenue.

Les modèles non hiérarchiques et égalitaires, plus conformes à l’idéal démocratique et républicain, ne se sont jamais réellement imposés, et les utopies libertaires ont toujours été balayées par l’histoire. Croissance et progrès techniques nous ont, jusqu’à présent, incités à confirmer le choix opéré au Néolithique, mais quelques indices semblent indiquer que l’avenir reste ouvert.

- L’ancienne répartition des tâches hommes/femmes est devenue obsolète. L’avantage musculaire lié au dimorphisme sexuel, construit par plus de 6 millions d’années d’histoire de l’humanité, n’a plus d’intérêt à l’heure des machines. Le niveau de diplôme s’est inversé dans les pays les plus développés ; et même si pour les conditions salariales, le système présente encore pas mal d’inertie, on peut penser que le modèle patriarcal est réellement en déclin.

- Le système productif a effectivement bien fonctionné, mais il a été incapable de prendre en compte les grandes contraintes environnementales. La Terre n’est plus un vaste monde à conquérir et il nous faut en accepter la finitude. De plus, considérer que le seul but de l’entreprise est la croissance de la production pour augmenter les profits débouche sur une impasse.

- De nombreux travaux d’économistes prouvent que, contrairement à la doxa classique, l’augmentation des inégalités n’est plus un avantage pour la productivité et la compétitivité des entreprises, car elles sont de plus en plus dépendantes des infrastructures et du climat social. Une population bien formée est le meilleur atout pour développer une entreprise performante.

- La financiarisation mondialisée du capitalisme rend la perception des inégalités inacceptables, car la richesse n’est plus corrélée à la compétence et à l’utilité sociale. La limitation du droit de propriété, mise en avant il y a 2700 ans par Solon, un des initiateurs du processus démocratique, est de plus en plus souvent en question.

- L’individualisme, moteur caché du libéralisme, n’arrive plus à justifier dans l’espace du débat public que le pauvre est responsable de son sort et que le riche ne doit sa richesse qu’à ses seuls mérites. La conscience que la réussite des individus, aussi innovants et brillants soient-ils, ne peut se réaliser que grâce au capital de savoirs et de maîtrise technique accumulés par les générations précédentes augmente. « Il faut toute une civilisation pour construire un grille-pain », explique Thomas Thwaites après sa tentative de fabrication, seul dans son coin, de ce banal objet.

Ce n’est pourtant pas l’orientation prise par les États-Unis, où Donald Trump offre des mesures fiscales démesurées en faveur des plus riches et restreint les avantages sociaux des plus pauvres. En France, la métaphore d’Emmanuel Macron et les premières mesures fiscales, sociales, territoriales et économiques n’indiquent pas la volonté d’opérer ce changement de cap, c’est certainement la limite du « droite et gauche en même temps ». La tension entre ceux qui veulent conserver un système pyramidal hiérarchique et ceux qui veulent une société plus solidaire et moins inégalitaire restera pour longtemps le fondement de l’opposition entre la droite et la gauche.

La lutte contre les inégalités ne peut pas s’appuyer que sur une morale simpliste, mise en branle par l’émotion légitime suscitée par quelques documentaires, elle doit dépasser la simple indignation proposée par Stéphane Hessel. Si l’on veut changer de modèle, il faut au minimum proposer une ébauche crédible d’un système alternatif. Les grandes orientations doivent être proposées sur le long terme et être valables pour toute l’humanité, mais elles doivent aussi être accompagnées de propositions locales concrètes pour le court terme. Il serait naïf de croire que, pris de remords, les bénéficiaires des inégalités vont renoncer à leurs avantages. Mais en utilisant la puissance de l’idéal démocratique, on peut espérer un jour convaincre la majorité que le choix inégalitaire ne peut pas constituer un avenir pour l’humanité