Le Café Politique

Parce que le citoyen doit penser pour être libre !
  • Article

  La nature : désenchantement et politisation

vendredi 11 décembre 2015, par François Saint Pierre

Texte issu d’une conférence sur la nature faite le 03/12/2015 à des étudiants de classes préparatoires aux grandes écoles commerciales. Moins éloigné des enjeux politiques du moment qu’il ne semble au premier abord.

La nature, contrairement à la culture qu’on lui oppose souvent, s’utilise presque toujours au singulier. Au premier abord c’est le non humain.... mais dans la nature humaine, s’il y a du langage, il y aussi du naturel, celui qui revient au galop quand on le chasse. Cette nature qui nous colle à la peau est métaphorisée par l’héritage génétique, qui nous fait descendre de nos ancêtres hominidés et nous rend cousins des singes.

La coupure entre nature et culture, (que l’on peut aussi voir comme l’opposition entre l’inné et l’acquis), est avec l’autonomie du sujet par rapport aux institutions et l’universalisme du couple sciences/droits humains un des fondements théoriques de la modernité. Celle-là même dont je fais partie, même si je suis en position critique.

Le concept de nature n’est pas un invariant culturel, chaque civilisation l’utilise à sa manière pour répondre plus ou moins consciemment aux grandes questions philosophiques : "Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?". La difficulté est de savoir de quel "nous" on parle dans ce questionnement. La nature qu’elle soit mise en position d’extériorité ou non est totalement au cœur des grands débats religieux, anthropologique ou politique qui traversent notre société.

Beaucoup de penseurs ont déjà creusé la question des rapports entre l’homme et la nature, se forger une opinion personnelle passe par la lecture de nombreux auteurs. Quelques noms importants dans un passé éloigné comme Aristote, Descartes ou Rousseau, mais bien d’autres sont quasiment des contemporains, je citerai en vrac et sans exhaustivité : Yvan Illich, Jean-Pierre Dupuy, Hans Jonas, Levi-Strauss, Michel Serres, Philippe Descola, Bruno Latour, André Gorz, Jacques Ellul, Dominique Bourg, Jean Malaurie, Catherine Larrère, Isabelle Stengers, John Baird Callicot, Arne Naess, etc.

A l’occasion de profonds changements techniques ou sociétaux, l’humanité est parfois repartie sur de nouvelles bases spirituelles et religieuses (en tant que discours symbolique sur la place de l’homme dans la société et dans la nature). On peut noter quatre grandes transitions :

- le néolithique,

- la formation des premières cités avec l’apparition de l’écriture et l’émergence d’institutions porteuses du pouvoir,

- le milieu du premier millénaire avant notre ère, période associée aux empires, qui fut celle de l’invention de l’universalisme de Bouddha, Zoroastre, Confucius et Lao-Tseu, celle de Platon et des philosophes grecs, celle du prophétisme en Israël, c’est le “ tournant axial ” de Karl Jaspers

- la modernité, qui s’est affirmée au XVIème siècle et a pris son essor à la fin du XVIIIème lors de la révolution industrielle.

J’en ajouterai une cinquième : la crise de la finitude de notre monde, révélé par le changement climatique et la crise énergétique, qui marque la fin de la modernité. C’est l’anthropocène et Gaïa les nouveaux concepts clés du nouveau rapport nature/culture.

Une remarque : ces transformations profondes accompagnées parfois de violentes crises politiques, sont des mutations de longues durées, qui s’étendent souvent sur plusieurs siècles.

- Quelques mots sur la nature avant homo sapiens. Passage du protolangage au langage symbolique, naissance de l’art, des rites funéraires et de la conscience de la solidarité dans le temps, l’homme devient une espèce à part. Homo sapiens a une caractéristique produite par l’histoire évolutive des anciens hominidés dont nous sommes issus : 10% de dimorphisme entre les sexes. Cette caractéristique que l’on pourrait attribuer à la nature n’est pas sans interférer avec nos débats de société.

Les chasseurs cueilleurs.

Homo sapiens a eu un avantage sélectif : sa capacité à se raconter des histoires qui donnaient un sens à la vie commune. Formes archaïques du religieux (animismes, totémismes, chamanismes). Point commun : l’homme et l’animal sont chacun dotés d’une âme, ou encore esprit ou force vitale, qui sont équivalents (cf. Philippe Descola "Par-delà nature et culture") Chez tous ces peuples, on retrouve trois traits communs : l’idée d’une équivalence entre l’âme humaine et l’esprit animal, le sentiment d’une intime unité avec la nature et la pratique d’actions rituelles par identification aux esprits. A noter qu’il n’y a ni prière, ni sacrifice, ni dieux anthropomorphes.

La nature est du côté du temps long, pas immobile mais sur le fond immuable, un peu comme les vagues de la mer ; ça bouge sans arrêt, mais c’est toujours pareil. L’homme est totalement inclus dedans et chaque individu doit y trouver sa place. Les sorciers ou les chamans sont là pour faciliter la médiation entre les êtres humains et les esprits de la nature.

Les premières civilisations agropastorales

Le néolithique d’il y a 8 000 ans jusqu’à la fin du Moyen-Age coïncide avec l’invention de l’agriculture de la sédentarité. Du clan à la tribu : première grande sophistication de l’organisation sociale. C’est le début de l’appropriation du territoire et une première coupure entre la nature et la culture.

Le lien avec les esprits animaux laisse la place à celui que l’on peut avoir avec les âmes des ancêtres. On communique au moyen de prières, d’offrandes et de sacrifices avec les ancêtres qui ont transmis leur expérience et leur savoir. Continuer leur œuvre est une exigence morale. L’homme se sent supérieur aux animaux qu’il a domestiqués et il fait la différence entre la nature maîtrisée et la nature sauvage.

On peut noter l’apparition de la "déesse-mère", déesse de la fécondité, souvent identifiée à la Terre nourricière et des cultes solaires liés à l’importance des rythmes saisonniers pour l’agriculture. Le Panthéon est le reflet de cette nature vue du point de vue de l’éleveur agriculteur. Les dieux accompagnent la mise à distance de la nature. Naissances des sacrifices, notamment humains, pour amadouer ces dieux qui ne sont pas perçus comme étant naturellement bienveillants.

Les religions polythéistes antiques

De grandes civilisations, apparaissent dans un milieu qu’elles aménagent (les vallées fertiles des grands fleuves : Nil, Mésopotamie, Indus) et ne cessent de développer la production artisanale, le commerce et les villes. Ces sociétés dotées d’un État et de l’écriture dont le pouvoir siège dans les premières cités antiques ont créé des panthéons variés, de vastes temples, et ont fait émerger un clergé nombreux, le souverain représente ou parfois incarne la divinité. Le rôle des ancêtres s’efface un peu, l’homme dans sa nouvelle puissance met encore plus la nature à distance. Ignorant des lois de la nature, on attribue les phénomènes naturels à des dieux multiples. La volonté de les amadouer par des sacrifices continue. Ce Deus ex machina construit sur un modèle anthropomorphe, qui permet d’expliquer à peu de frais les aléas de la nature, est respecté mais considéré comme étant ailleurs (l’Olympe chez les Grecs). Le temps des origines raconté par les mythes est largement séparé du temps de l’histoire. (Cf. Micea Eliade)

Les religions universalistes du salut.

Le tournant du premier millénaire avant notre ère coïncide avec le moment des premiers grands empires à vocation universelle. (Après l’éphémère empire d’Alexandre, se forment l’Empire romain, l’Empire parthe, issu de l’Empire perse et, à l’autre bout de l’Eurasie, l’Empire chinois des Hans, tandis qu’en Inde l’Empire kouchan succède à l’Empire maurya. On peut noter la tentative de réforme d’Akhenaton en Égypte au 14esiècle avant notre ère, au moment où l’Empire égyptien connaissait sa plus grande extension. Certains y ont vu un premier monothéisme qui aurait pu influencer le judaïsme). Cette idée impériale suppose un nouveau rapport entre les individus et avec l’espace. Le souci du salut apparaît en Grèce chez les adeptes des cultes à mystères (Orphisme et les cultes d’Apollon, Artemis, Demeter, Cybèle, etc...). L’observation de la nature conduit aux premières explications rationnelles de certains phénomènes, (En Grèce, mais aussi en Inde ou en Chine). Le monothéisme qui s’installe un peu partout désenchante un peu plus la nature et met l’homme face à son destin. Dieu n’est pas la nature, il la laisse aux hommes et c’est la fin des sacrifices humains qui sont parfois remplacés par des sacrifices d’animaux. Par sa logique universelle c’est aussi un pas de plus vers l’affaiblissement des communautés au profit d’une appartenance abstraite à l’humanité.

Toutes ces religions qui considèrent "l’au-delà" sont pourtant pleinement insérées dans l’histoire, car elles reposent sur un fondateur qui a une existence historique plus ou moins enjolivée. Le Judaïsme, le Zoroastrisme, le Bouddhisme, le Judaïsme, (le Christianisme et l’Islam viendront bien ensuite) sont des religions universelles qui proposent un salut hors du monde. Deux tendances à distinguer :

- Le monothéisme, fondé sur l’existence d’un dieu unique, transcendant et personnel (Zoroastrisme, Judaïsme, Christianisme, Islam)

- Le “karmisme” (Inde et Extrême-Orient), qui postule l’existence d’une essence universelle, immanente et impersonnelle, que l’individu rejoint au terme de son destin.

Les deux tendances enseignent la conduite à suivre dans la vie : perfectionnement spirituel et respect des règles morales. L’aspect transcendance conduit plus facilement à une vision dualiste, car "Dieu" est toujours pensé à notre image, ce qui nous sépare des animaux. L’immanence donne des visions beaucoup plus holistes du monde. (Cf le New age et le mouvement hippie influencé par les religions orientales)

Un exemple : Les deux versions de la genèse dans la bible

- La nature est mise à disposition des hommes. Point de vue surplombant. La nature est une ressource pour l’homme (lecture dite P ou sacerdotale qui correspond à l’interprétation despotique)

- La nature, il faut l’entretenir comme un jardinier. La nature on vit dedans et nous en sommes responsables. La nature a une valeur intrinsèque (lecture I ou Yavhé qui correspond à l’interprétation de l’intendant)

Le pape François est clairement du côté de la deuxième version ! Ces réflexions éthiques menées par cf. John Baird Callicot permettent de mieux cerner la question fondamentale en droit de la valeur intrinsèque de la nature. Cf. le travail de Peter Singer ou encore "l’éthique de la Terre" qui donne une valeur fondamentale au Vivant. (La “biotic community” est un « tout » dont l’homme fait partie, qui doit être respecté en tant que tel, et dont la pérennité doit être maintenue.)

Remarques

- Il existe une troisième lecture de la genèse dite citoyenne, qui s’appuie sur les deux versions et sur l’histoire du péché originel. La faute primordiale serait la sortie de l’état de nature. Lecture extrêmement écocentrée qui est proche de la frange la plus dure de la deep ecology.

- L’idée que la nature est "bonne" et a donc une valeur intrinsèque se retrouve dans le christianisme. En effet, le péché originel n’est pas un péché originaire, l’homme n’a pas été créé pécheur mais a péché après la création. Le péché n’appartient pas à l’essence de l’homme mais à son histoire.

- L’Islam a une position assez proche de la religion chrétienne, mais il est plutôt resté sur l’interprétation de l’intendant alors que la civilisation occidentale issue du monde chrétien a plutôt opté pour la lecture despotique

- La question de la femme reste problématique. Souvent les religions se méfient des femmes et sont en général du côté du conservatisme. Très souvent elles considèrent que la nature féminine est trop proche de la nature (cf. les sorcières). Le système patriarcal hérité du système ancestral qui s’est incrusté dans la génétique en produisant le dimorphisme sexuel est toujours prégnant dans la plupart des civilisations.

La modernité

C’est l’ensemble des transformations qui ont commencé en Europe, à partir du XVIème siècle. Décupler par la révolution industrielle du XVIII notamment par l’exploitation de la nature beaucoup plus efficace que les esclaves ou la force animale grâce à l’utilisation des énergies fossiles. Primauté de la raison, développement des sciences et des techniques, volonté de liberté, individualisme et universalisme sont des caractéristiques de cette modernité, qui a profondément transformé le monde. On peut aussi noter l’émergence de conceptions profanes et la sécularisation de l’univers, de la nature, de la société, et de l’homme.

De même, on peut noter l’évolution du statut de la femme et la lente sortie du patriarcat. L’inégalité homme/femme est-elle une question de nature ou de culture ? La modernité tranche radicalement pour la culture.

La nature est totalement désenchantée, le souci principal est d’améliorer la condition humaine et chacun est responsable ici-bas de son épanouissement personnel. Le salut dans l’au-delà laisse la place au bien-être, aux droits humains et à l’amour du prochain. La relation à Dieu est privatisée. Chacun peut construire sa métaphysique personnelle et affirmer : "j’ai ma religion". La pratique des rites et des cultes perdurent en s’affaiblissant. La religion n’est plus le liant de la communauté notamment sur les questions anthropologiques. La dualité nature/culture est assumée, c’est la première interprétation de la Genèse qui prédomine.

La crise de la modernité

La modernité n’a pas enfanté que du bonheur

- Charte d’Athènes : Le Corbusier, un urbanisme de la coupure et du zonage. (Cf. Jean Viard Penser la nature notamment à travers le lien entre la ville et la campagne.)

- L’agriculture industrielle. L’élevage en batterie. La consommation de viande complètement aseptisée.

- Un climat qui s’emballe

- Des impasses environnementales des ressources limitées ou en excès.

- Une croissance introuvable alors que c’est la base de l’idéologie capitaliste

- Une financiarisation excessive du monde.

- Des inégalités croissantes

- Une gouvernance mondiale à la peine

Des résistances

Sur le mode de vie : baisse de la consommation de viande, les vegans. Des associations très combatives : L274, Greenpeace, WWF, fondation Nicolas Hulot, Sea sherpherd (Paul Watson) etc. Des Zadistes comme à notre Dame des Landes ou à Sivens.

Des résistances religieuses du côté de l’Islam, mais aussi des orthodoxes qui revendiquent haut et fort leur conservatisme. Des partis politiques conservateurs ou nationalistes qui freinent sur l’évolution du mode de vie et sur la dissolution des États nations.

La modernité n’est plus triomphante ; elle soulève critiques et contestations. On parle de modernité désenchantée et on observe un regain du religieux. Les systèmes religieux ont été pendant longtemps à la fois la garantie de l’ordre social établi et un recours pour les individus. L’accès direct et sans intermédiaire à la divinité, facilité par les technologies modernes ouvre la voie à des formes moins ritualisées et plus personnelles du rapport au divin, qui mènent à tous les bricolages néo-religieux contemporains, parfois sympathiques comme le New Age ou détestables comme certaines dérives sectaires.

La modernité a fait une erreur d’évaluation : la planète est grande, mais finie. La nature qui est à notre disposition n’a plus assez de capacités de régénération.

Besoin de nouveau concept et d’une nouvelle vision du monde ; L’anthropocène et Gaïa

Cette nature que nous avons pendant longtemps marginalisée revient de plus en plus souvent sur le devant de la scène. La nature que nous prenions pour un simple décor inerte s’est mise en mouvement, elle obéissait à des lois, mais ne se mêlait qu’épisodiquement de nos histoires. Avec le réchauffement climatique nous sommes dans la géohistoire, ce que l’on nomme l’anthropocène. La puissance de l’humanité décuplée par la technoscience est telle que l’effet de nos actions n’est plus local, mais global. Nous sommes devenus une force tellurique capable de modifier la composition de l’atmosphère ou des océans.

L’ancienne Nature disparaît et laisse la place à un ensemble hétérogène l’air, les océans, les glaciers, le climat, les sols, tout ce que nous avons rendu instable, interagit avec nous. Nous sommes plongés dans une multitude de boucles de rétroactions. James Lovelock, Isabelle Stengers ou Bruno Latour nomme ce système fragile et complexe par laquelle les phénomènes vivants modifient la Terre "Gaïa" en référence au vieux mythe grec. (...au commencement est le Chaos, une profonde crevasse, suivie par Gaïa et Éros. Elle est l’ancêtre maternelle des races divines, mais enfante aussi de nombreuses créatures) Les vivants ne sont pas les organes d’un énorme animal, mais ils contribuent à fabriquer l’habitabilité même de leur espace. L’atmosphère terrestre par exemple est le résultat des relations entre les vivants, les océans et le sous-sol. Nous sommes le paysage les uns des autres. Comme pour une société il faut vivre ensemble. " Alors que les Modernes regardaient en l’air, les Terrestres regardent en bas. Les Modernes formaient un peuple sans territoire, les Terrestres recherchent sur quel sol poser leurs pieds. Ils reviennent sur une Terre dont ils acceptent enfin d’explorer les limites ; ils se définissent politiquement comme ceux qui se préparent à regarder Gaïa de face." Bruno latour

Conclusion

Nous sommes face non pas à une crise de la nature qui continuera à tracer sa route, mais à une crise de l’objectivité et des savoirs scientifiques qui nous rend incapables de dire correctement les faits. C’est aussi une crise du politique et de l’organisation sociale en États nation. Nous sommes dans l’incapacité juridique à traiter des biens communs de l’humanité que sont le climat, l’eau, la biodiversité, etc... Pourtant pressés par l’idéologie libérale, nous avons été capables de faire une OMC. Une gouvernance mondiale démocratique et efficace devient de plus en plus nécessaire.

La prise de conscience actuelle est très positive. Si on comprend que ce que nous appelons l’innée génétique et plus généralement la nature est le produit d’une histoire commune à tout le vivant. On peut refonder une éthique qui concilie dans la pratique l’humanisme traditionnel et la vision holistique du monde. Morale déontologique et utilitariste sont en accord si l’utilitarisme conséquentialiste n’est pas à courte vue. C’est la prise en compte de la responsabilité sur un temps long et sur l’ensemble de la planète qui compte. Une éthique de la nature centrée sur l’homme (mais pas sur l’individu) peut aboutir dans sa déclinaison morale aux mêmes conclusions qu’une éthique très écocentrée.

Notre modernité s’est mise en grande difficulté par la survalorisation de l’individu au détriment de l’humanité et par son incapacité à comprendre que nos actes individuels et collectifs ne sont pas sans influence sur la nature. Il reste à réussir ce nouveau tournant anthropologique que certains présentent comme un retour aux sources de l’humain et que d’autres présentent comme une nécessaire avancée démocratique. La partie n’est pas gagnée, c’est aux jeunes générations d’être les acteurs de ce nécessaire aggiornamento.